Propos rapportés par le père de Gustav Janouch collègue et complice de Franz Kafka à l’Office d’Assurances Ouvrières contre les Accidents :
Il n’y a pas si longtemps, un vieux manœuvre, qui avait eu la jambe broyée par un élévateur sur un chantier de construction, m’a dit : “ce n’est pas un homme de loi c’est un saint”. Ce manœuvre ne devait obtenir de nous qu’une petite pension et il déposa plainte contre nous. Mais sa plainte n’était pas présentée dans les formes juridiques convenables et ce vieil homme aurait certainement perdu son procès si, au dernier moment, il n’avait reçu la visite d’un grand avocat de Prague qui, sans lui prendre un sou, apporta à son dossier les compléments nécessaires et permit au pauvre diable d’obtenir satisfaction. Cet avocat, je l’appris par la suite, c’était le Dr Kafka qui l’avait envoyé, qui l’avait mis au courant de l’affaire et qui l’avait rémunéré, faisant ainsi ce qu’il fallait pour que l’Office d’Assurances contre les accidents (dont il était le représentant juridique) perde normalement son procès contre le vieux manœuvre.
Gustav Janouch, Conversation avec Kafka, Paris, Les lettres nouvelles, 1977, p : 86.
Extrait du roman de John Fante La route de Los Angeles.
Ce premier matin n’avait plus ni commencement ni fin. Entre deux vomissements, je me tordais de douleur au-dessus du tas de conserves. Mais je leur ai dit qui j’étais. Arturo Bandini, l’écrivain. Vous n’avez pas entendu parler de moi ? Eh bien, ça ne va pas tarder ! Vous inquiétez pas. Ça ne va pas tarder ! Mon livre sur les pêcheries californiennes. Ça va être l’ouvrage de référence sur le sujet.
Je parlais vite entre les haut-le-cœur.
« Je ne suis pas ici pour un emploi permanent. Je réunis de la documentation pour un livre sur les pêcheries californiennes. Je suis Bandini, l’écrivain. Pour moi, ce boulot n’a rien de fondamental. Je pourrais aussi bien donner mon salaire aux bonnes oeuvres : à l’Armée du Salut. »
Et j’ai encore gerbé. Maintenant il n’y avait plus rien dans mon estomac, sauf ce qui n’en sortait jamais. Plié en deux, je me suis étranglé : l’écrivain célèbre serrait les bras autour de sa taille, se tortillait, étouffait. Mais plus rien ne sortait. Quelqu’un s’est arrêté de rire le temps de me hurler que je devais boire de l’eau. Hé, l’écrivain ! Bois de l’eau ! J’ai donc trouvé un robinet et j’ai bu de l’eau. Elle est ressortie en un jet pendant que je fonçais vers la porte. Et ils ont ri. Oh, cet écrivain ! Quel écrivain c’est ! Regardez-le écrire !
« Ça va déjà mieux », ils criaient en riant. « Rentre chez toi », ils disaient. « Va écrire livre. Toi écrivain. Toi trop bon pour conserv’ries poissons. Rentre chez toi et écris livre sur dégueulis. » Hurlements de rire.
John Fante, La route de Los Angeles, trf, Paris, Christian Bourgois,1987, p.93.
André Gorz
Si nous prenons « travail » au sens propre de faire, réaliser, agir, créer, peiner, le travail ne peut jamais manquer. Contre le chômage, ce qu’il faut alors exiger, c’est non pas qu’on nous « donne » du travail à faire, mais qu’on abolisse la monopolisation des moyens de travail, des moyens de production par le capital, en sorte que nous puissions nous rapproprier le travail, ses moyens et son résultat. Nous les rapproprier collectivement et aussi, pour partie, individuellement. C’est de cette réappropriation qu’il est question chez le jeune Marx quand il écrit que le communisme, c’est l’élimination du travail (salarié) et sa « transformation en auto-activité ».
Citation empruntée dans « Oser l’exode de la société de travail vers la production de soi, entretien avec André Gorz. », Les périphériques vous parlent, 1998
Michel de Certeau
S’excepter de l’obscur entrelacs des conduites journalières et s’en faire l’étranger.
Karl Marx
La première liberté de la presse – de l’art ? – est celle de ne pas être un métier.
Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Éditions Sociales, Paris, 1976, p. 395-397
« Comme toujours, Sancho [entendez Sancho Panza alias Max Stirner (1)], ici encore, n’a pas de chance avec ses exemples pratiques. D’après lui : “Personne ne peut, à Ta place, écrire Tes compositions musicales, exécuter les tableaux que Tu as imaginés. Les travaux d’un Raphaël, personne ne peut les remplacer.” Sancho pourrait tout de même bien savoir que ce n’est pas Mozart lui-même, mais un autre musicien qui a écrit la plus grande partie du Requiem de Mozart et lui a donné sa forme définitive, que Raphaël n’a pas “exécuté” lui-même la majeur partie de ses fresques. Il s’imagine que ceux que l’on a appelés les organisateurs du travail ont l’ambition d’organiser l’activité totale de chaque individu, alors que chez eux justement on établit une distinction entre le travail immédiatement productif, qui doit être organisé, et le travail non immédiatement productif. En ce qui concerne les travaux de ce genre, il n’est pas question, selon eux, que n’importe qui puisse prendre la place de Raphaël, mais que tout homme en qui un Raphaël sommeille puisse se développer sans entraves. Sancho s’imagine que Raphaël a peint ses tableaux indépendamment de la division du travail qui existait à Rome de son temps. S’il compare Raphaël à Léonard de Vinci ou Titien, il pourra constater combien les œuvres du premier furent conditionnées par la splendeur de Rome à cette époque, splendeur à laquelle elle s’était élevée sous l’influence florentine, celles du second par la situation particulière de Florence, celles du troisième, plus tard, par le développement différent de Venise. Raphaël, aussi bien que n’importe quel autre artiste, a été conditionné par les progrès techniques que l’art avait réalisés avant lui, par l’organisation de la société et la division du travail qui existaient là où il habitait, et enfin par la division du travail dans tous les pays avec lesquels la ville qu’il habitait entretenait des relations. Qu’un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus, dans ces conditions. Stirner, là encore, reste bien au-dessous du niveau de la bourgeoisie lorsqu’il proclame le caractère “unique” du travail scientifique ou artistique. Aujourd’hui on a déjà éprouvé le besoin d’organiser cette activité “unique”. Horace Vernet n’aurait pas trouvé le temps d’exécuter la dixième partie de ses peintures s’il les avait considérées comme des travaux “que seul cet être unique peut réaliser”. Les vaudevilles et les romans sont très demandés à Paris et cela a conduit à organiser la production de ces articles, organisation qui jusqu’à présent fait mieux que ses concurrents “uniques” en Allemagne. En astronomie, des gens comme Argo, Herschel, Encke et Bessel ont éprouvé le besoin de s’organiser pour effectuer des observations coordonnées et ce n’est qu’à partir de ce moment qu’ils sont arrivés à quelques résultats appréciables. En histoire, il est absolument impossible à l’“unique” de réaliser quelque chose et les Français ont depuis longtemps damé le pion aux autres nations, dans ce domaine aussi, par l’organisation du travail. Bien entendu, toutes ces organisations, reposant sur la division du travail à l’époque moderne, ne conduisent encore qu’à des résultats extrêmement limités et ne constituent un progrès que par rapport à l’isolement borné qui était la règle jusqu’ici.
Il convient également de souligner que Sancho confond l’organisation du travail avec le communisme et qu’il va jusqu’à s’étonner de ce que “le communisme” ne lui apporte aucune réponse aux réserves qu’il formule sur cette organisation du travail. Étonnement qui rappelle celui du jeune paysan de Gascogne, surpris qu’Argo fût incapable de lui dire sur quelle étoile le Bon Dieu avait établi sa cour.
La concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. A supposer même que dans certaines conditions sociales chaque individu soit un excellent peintre, cela n’exclurait en aucune façon que chacun fût un peintre original, si bien que là aussi la distinction entre travail « humain » et travail « unique » aboutisse à un pur non-sens. Dans une organisation communiste de la société, ce qui sera supprimé, en tout état de cause, ce sont les barrières locales et nationales, produits de la division du travail, dans lesquelles l’artiste est enfermé dans les limites d’un art déterminé, limites qui font qu’il y a des peintres, des sculpteurs, etc., qui ne sont que cela, et le nom à lui seul exprime suffisamment la limitation des possibilités d’activité de cet individu et sa dépendance par rapport à la division du travail. Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture. »